On estime que Le Boléro de Ravel, un morceau de musique classique, serait joué tous les quarts d’heure dans le monde. C’est la pièce la plus interprétée sur terre ; l’œuvre est partout, elle a rempli les bacs des disquaires pendant des décennies, elle a inspiré des ballets (Béjart), le cinéma (Lellouch ou Sautet) et évidemment des livres ; aux amateurs de musique et de littérature, on ne peut assez conseiller au passage le palpitant « Ravel » de Jean Echenoz, éd. Minuit.
De nos jours, elle fait fonction de sonnerie de téléphones portables, des standards d’appel, la pub glisse ses accords de violons ou de cymbales sur tous les genres et les modes.
Jeunes ou vieux, tout le monde a entendu ce rythme, toujours le même qui court pendant 17 minutes du début à la fin de l’œuvre.
Ce que l’on sait moins, c’est que cette musique prodigieuse est une manne financière sidérante. Près de cent ans après la première du Boléro à l’Opéra de Paris, des plaidoiries sont déchaînées au tribunal.
Le microcosme de la musique, de la culture et du barreau est secoué, le Boléro va faire encore du bruit, cette fois par le biais d’un procès retentissant récemment tenu tambour battant à Paris.
Les journalistes culturels en ont fait déjà leurs choux gras, l’affaire est très délicate, son dénouement est prévu pour le 26 juin. Ravel meurt en 1937 à l’âge de 61 ans sans laisser de descendance ni de testament, c’est son frère qui hérite de tout son patrimoine, parmi lequel ses droits musicaux dont le fameux Boléro. Le frère n’a pas d’héritier, il crée une fondation chargée de conserver les biens…
Les plaignants de ce récent procès sont des héritiers des professionnels qui ont participé au ballet dont un descendant du décorateur du Boléro réclament la reconnaissance de celui-ci comme auteur de l’œuvre ; ils estiment que l’œuvre est un ballet et non seulement une musique, celle-ci a été créée pour le ballet, donc costumier, percussionniste, éclairagiste du spectacle, fût-il une création, peuvent, selon eux, revendiquer la paternité de la partition et réclamer leur part de droits d’auteur.
La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) refuse cette thèse et réplique : « il y a d’un côté le droit d’auteur et de l’autre le droit du Boléro » A œuvre d’exception, régime d’exception ; la décision est attendue le 24 juin. C’est dire le poids moral et financier de cette œuvre.
La petite histoire du Boléro est passionnante. Dès sa naissance en 1918, elle s’est imposée comme une musique intense et sensuelle, lascive pour les uns, macabre pour les autres ou encore érotique ; l’œuvre est une commande de la riche et danseuse et excentrique Ida Rubenstein, qui rêvait d’un ballet espagnol inspiré du morceau «Iberia » d’Albeniz ; pour son projet. Elle réserve le Palais Garnier à Paris pour des représentations.
Ravel compose son morceau à partir d’un motif facile (apparemment), mécanique, une sorte de musique qui se chantonne comme une rengaine, une minute de création (sublime). Ce motif dure une minute, il va crescendo, première phrase, les flûtes accompagnées de tambours annoncent la partie, suivent la clarinette, le basson, les cuivres, etc. Ravel dit : «J’ai composé une minute, une seule minute que j’ai répétée jusqu’à satisfaire Ida, c’est-à-dire 17 minutes». Le Boléro sera joué à l’opéra, succès immédiat, la critique est enthousiaste : « une ivresse vertigineuse, une sorte d’hallucination, de la sorcellerie », les qualificatifs ne manquent pas.
Cette musique ne laisse personne indifférent, sauf… Ravel lui-même, qui, curieusement éreinte son œuvre : « Je n’ai écrit qu’un seul chef-d’œuvre, le Boléro, malheureusement, il ne contient pas de musique » (sic), poussant le bouchon, il ajoute : « Le Boléro n’est qu’un unique et seul crescendo ». Un tissu orchestral, sans musique, juste bon à être dansé.
Mais le public et la critique aiment et adoptent ce rythme qui ne change pas, deux mêmes phrases qui se répètent ; la durée du succès et l’engouement du public démentent les propos de son auteur, ils font du Boléro ce qu’il est jusqu’à nos jours : un succès permanent, qui défie le temps et les modes. Mis à toutes les sauces, sur toutes les ondes, à tous les genres, de la samba au disco, de la pop à la salsa ou au jazz, il assaisonne l’esprit de la musique de rue ou celle des opéras.